Aujourd'hui, les francophones pensent que leur leadership sur Bruxelles suffit à maintenir debout l'édifice de la Belgique. Pour la Wallonie, la main posée sur Bruxelles reste le principal moyen de maintenir les transferts de richesse en provenance de Flandre.
1000 Décibels, 23 maart 2005
Gauthier van Outryve
Le principe de dispersion des nuisances sonores de l'aéroport de Zaventem adopté
par l'actuelle coalition violette répond à une exigence de la Flandre pour une
répartition plus équilibrée des contraintes liées à l'exploitation de
l'aéroport. Pourtant, lorsque la crise DHL éclate en septembre 2004, des
chiffres révélateurs apparaissent. Seuls 5% des employés du géant européen de la
logistique sont bruxellois. C'est-à-dire presque rien. En réalité, dans ce
dossier où les schémas simplificateurs - quelquefois les entreprises de
désinformations - ont été une malheureuse constante, on constate que les
principaux bénéficiaires du développement de l'aéroport de Zaventem sont depuis
longtemps flamands ; et le seront de plus en plus.
Une « Porte internationale pour la Flandre »
En Flandre, où l'aéroport de Zaventem est considéré comme le second poumon
économique de la Région, après le port d'Anvers, on a vu une solution au moins
provisoire dans la dilution des nuisances par la dispersion. Etaler au maximum
la charge du bruit pour augmenter le seuil de tolérance global. Il n'y a rien
d'éthique au fondement de ce raisonnement, ce n'est qu'une pensée arithmétique
que l'on a ensuite déguisée, tant bien que mal, en affirmation morale. Mais
cette idée est venue bien à point et à un moment crucial pour la Flandre.
Peut-être même crucial au point d'influer sur son destin historique. Dans les
esprits de la classe politique flamande, malgré un décalage évident avec la
population, l'évolution de la Belgique laisse présager une scission possible.
Mais si la Flandre prend son indépendance,
il est plus que probable que Bruxelles refusera de la rejoindre dans son sein.
Faire de la Flandre un pays indépendant au prix de la perte de son ouverture au
monde extérieur, à l'époque de la mondialisation, est impossible à envisager
sérieusement. Le gouvernement flamand a donc entrepris de faire de Zaventem la «
Porte internationale de la Flandre ». Il prévoit d'y créer un pôle économique
majeur et surtout le principal moyen de liaison entre la Flandre et les marchés
internationaux.
La Belgique en perte d'équilibre
En créant une « Porte internationale de la Flandre » à quelques encablures des
limites de Bruxelles, ce sera une bonne part de l'attractivité économique de la
capitale de l'Europe qui se trouvera délocalisée sur le territoire flamand.
Aujourd'hui, les francophones pensent sans doute à juste titre - que leur
leadership sur Bruxelles suffit à maintenir debout l'édifice de la Belgique.
Pour la Wallonie, la main posée sur Bruxelles reste le principal moyen de
maintenir les transferts de richesse en provenance de Flandre. Le Président du
PS, Elio Di Rupo, a prononcé un discours clé en juillet 2004 qui n'a laissé
aucune place à l'équivoque. Il a fait cette mise en garde : si la Flandre veut
son autonomie, elle perdra Bruxelles. La menace, devenue un leitmotiv depuis
lors, modifie pour un temps le rapport de force communautaire. Cela pourrait ne
pas durer. Au fur et à mesure que la « Porte internationale de la Flandre »
s'ouvrira, il en est une autre qui pourrait se refermer. Celle de la Belgique
fédérale, peut-être de la Belgique tout court, qui pourrait ne pas survivre à la
capacité pleinement acquise par la Flandre d'une liaison autonome au marché
économique mondial.
De grands moyens pour de grandes ambitions
Comment rendre possible et réaliste un projet aussi ambitieux que la création de
cette « Porte internationale de la Flandre » à Zaventem ? Une opportunité s'est
présentée, saisie de main de maître par le SPA-Spirit qui détient actuellement
la maîtrise de tout le secteur de la mobilité en Belgique. Son homme fort, Johan
Vande Lanotte, a aperçu très tôt que la quasi-dénationalisation de la BIAC
rendait possible un plan stratégique qui semble imparable. Pour le comprendre,
il faut revenir quelques mois avant la vente de la BIAC. Lestimation des 70%
mises en vente se situait alors entre 400 et 500 millions d'euros. Dans
l'intervalle, DHL annonce sa décision de quitter Zaventem à moyen terme. La
compétition ne laisse en lice que Macquarie et un groupe espagnol qui lui est
inféodé. La situation n'était donc pas favorable à une inflation du prix de
vente. Contre toute attente, la transaction approchera pourtant les 750 millions
d¹euros. Que s'est-il passé ? A toute bizarrerie correspond forcément une
explication. C'est la Ministre de l¹environnement bruxelloise, Evelyne
Huytebroeck, qui la fournit dans une interview à notre revue en décembre 2004.
Elle révèle que dans le cadre de l'achat, Macquarie a acquis la possibilité de
construire un immense « business center » à proximité de l'aéroport. Il
apparaît, selon la Ministre, que ce pourrait être la partie la plus juteuse de
la transaction, plus encore que l¹aéroport lui-même. Des centaines de milliers
de mètres
carrés de bureaux vont être construits autour et aux alentours de Zaventem. Ce
sont des dizaines de milliers d'emplois à haute valeur ajoutée qui pourront s'y
concentrer. La « Porte internationale de la Flandre » a trouvé son maître
d'oeuvre.
Bruxelles perd sur tous les tableaux
Dans le projet de « Porte internationale de la Flandre », tel qu'il est défini
par le Président Yves Leterme, assurer l'habitabilité du territoire flamand
autour de cette zone économique figure parmi les priorités. Noir sur blanc. Pour
attirer des entreprises, il faut mettre des lieux de vie accueillants à
disposition de leurs employés. En parfaite coordination avec les Ministres de la
Mobilité fédéral successifs du gouvernement Verhofstadt
II, sans surprise des représentants du SPA-Spirit, un transfert massif
d'habitabilité de Bruxelles vers la Flandre est organisé en parallèle du plan de
captation économique. Les deux mouvements apparaissent complémentaires. La
région bruxelloise est invitée à assister passivement à la double spoliation
dont elle est la victime : l'une sur le plan économique et l'autre sur le plan
de l'habitabilité. Les activités aéroportuaires de Zaventem, encouragées par une
véritable dumping environnemental, ont reçu un cadre d'exploitation on ne peut
plus permissif. Johan Vande Lanotte a veillé à ce que cela soit le cas pour la
licence contenue dans le contrat de gestion de la BIAC. La députation
provinciale a offert un permis d'environnement qui ne contient presque aucune
limite. Le plafond des 25.000 vols de nuit a été confirmé par le Ministre
flamand de l'Environnement.
Toutes ces dispositions, qui exigent un tribut environnemental énorme, ont été
adoptées de manière unilatérale par la Flandre, contre la volonté des bruxellois
qui ont dû multiplier les recours en justice.
Le fédéral comme cheval de Troie
Dans le cadre de la vente de BIAC, Johan Vande Lanotte a utilisé l'autorité
fédérale au plus grand profit de la Flandre. Les terrains attenants à l'aéroport
de Bruxelles-National qui seront utilisés pour accueillir la « Porte
internationale de la Flandre » auraient pu être exploités au profit de tous les
belges. Ils serviront à accueillir des entreprises qui quitteront Bruxelles, ou
qui auraient pu s'y installer, ou qui auraient pu choisir une implantation dans
le Brabant wallon. Bruxelles, sans qui l'aéroport de Zaventem ne serait rien, en
ressort très largement perdante. La Wallonie, à cause d¹un possible renversement
de l'équilibre global en Belgique,
peut-être encore plus ; ce que ses gouvernants myopes ne semblent pas avoir
encore aperçu. Mais depuis l'adoption du plan Anciaux, la conscientisation de la
classe politique francophone a beaucoup évolué, aussi bien au niveau du pouvoir
fédéral qu'à la Région bruxelloise, et non moins dans les oppositions. La
tentation de sacrifier l'habitabilité de Bruxelles pour « arrondir les angles »
avec la Flandre, par facilité, n'existe plus.
De la poudre aux yeux
Le plan de dispersion a joué le rôle d'un formidable écran de fumée. Les
avantages économiques et politiques acquis par la Flandre dans ce dossier sont
rendus invisibles par le tollé suscité par le plan Anciaux. L'ancien Ministre de
la Mobilité a porté la logique de la dispersion jusqu'à l'absurde. Des quartiers
entiers de Bruxelles et de l'oostrand ont à subir une charge sonore qui n'a rien
de supportable. Le plan de dispersion a rendu invivables des zones densément
peuplées qui ne se réduisent d'ailleurs pas à l'est de la capitale. Outre Woluwé
ou Auderghem, il y a notamment à Laeken ou Schaerbeek des habitants que
l'arrivée des vols de nuit a rendu malades.
Dans le Brabant flamand, comme à Steenokkerzeel et dans bien d'autres communes,
l'aéroport est devenu synonyme de calamité depuis la mise en oeuvre du plan
Anciaux. Le débat politique se concentre donc, et de manière assez artificielle,
sur l'aspect environnemental. Il s'inscrit dans un contexte de conflit entre
communautés linguistiques, dans un Brabant flamand qui est devenu une poudrière
institutionnelle. L'effet centrifuge sur les structures de la Belgique ne s'est
pas fait attendre. La crise DHL aura été le déclencheur d¹un processus
d'affaiblissement du pouvoir fédéral en Belgique (voir notre interview de
Charles Picqué à ce sujet). Il y a danger à considérer Bert Anciaux comme un
politicien un peu simple et obtus, surtout soucieux du clientélisme à réserver à
son pré-carré électoral.
Nationaliste flamand convaincu, les bénéfices de sa démarche vont bien au-delà.
Moins subtils, les élus locaux du parti Spirit dans le noordrand (parmi eux le
frère et la soeur de Bert Anciaux) laissent mieux apercevoir leur véritable
motivation en exigeant la régionalisation de l'aéroport au cas où le principe de
dispersion ne serait pas appliqué dans une acceptation maximaliste, qu'ils
savent inacceptable pour les partis francophones.
Un aéroport qui est déjà essentiellement flamand
Pour l'heure, en filigrane des propos tenus par beaucoup de politiques flamands,
revient en effet cette idée que si Bruxelles ne veut pas du bruit, il serait
normal que la Flandre devienne pleine propriétaire de l'aéroport.
Mais c'est pourtant déjà le cas. Comment l¹aéroport de Zaventem, dans la logique
de développement que lui a désormais donné le SPA-Spirit, pourrait-il devenir
encore plus flamand ? Ce ne sont pas les 30% d'actions de la BIAC détenus par le
fédéral qui permettront d'y changer quoi que ce soit. Zaventem est aujourd¹hui
un aéroport à capitaux privés situé en Flandre. Vouloir en faire un aéroport à
l'identité flamande n'aurait qu'un impact symbolique, pas économique. Il serait
même néfaste pour l'aéroport de trop se distinguer de l'image de Bruxelles. Ce
n'est pas la Flandre qui est la capitale de l'Europe. Cette idée ne servirait
qu'à faire progresser encore la logique séparatiste qui consiste à couper, l'une
après l'autre, les amarres qui retiennent la Flandre au quai de la Belgique. Au
risque de détruire des structures productrices de plus-values qui ont une valeur
stratégique irremplaçable. Ceux qui veulent toujours plus de Flandre ne veulent
pas toujours le bien de la Flandre. A l'aube du XXIème siècle, le nationalisme
débridé, qui se nourrit des antagonismes, reste un poison.
Utiliser le mécontentement de la population
On se remémore les affres du gouvernement wallon après qu'il ait décidé de
sacrifier l'habitabilité de la zone de Bierset, et le colossal investissement
qu'ils ont dû concéder pour apporter des mesures correctrices au sol. C'est une
blessure qui reste ouverte. A Zaventem, il aura suffi de désigner un ennemi
extérieur - une sorte de monstre hybride francophone, bourgeois, eurocrate et
bruxellois - pour réduire à presque rien les réactions de rejet de l'aéroport au
sein de la population du noordrand.
Défendre le principe de dispersion monopolise tous leurs efforts. C'est au
demeurant une mesure de compensation totalement gratuite. Des mesures
correctrices au sol, comme l'expropriation ou l'isolation acoustique des
habitations auxquelles tout citoyen privé de sommeil devrait avoir droit,
contraindraient de revenir à une certaine concentration des nuisances dans les
zones moins densément peuplées. La Région wallonne se saigne aux quatre veines
pour Bierset. La Flandre, bien plus riche, use de stratagèmes pour se soustraire
à ses responsabilités.
Les vols de nuit surnuméraires
L'aéroport, chacun le sait, est implanté trop près de la ville et de zones
périphériques densément peuplées. La politique urbanistique du Brabant flamand,
tout à fait imprévoyante, lui a fait perdre une grande partie des espaces de
dégagement qui lui aurait permis de se déployer. Pendant les dernières
décennies, des permis de construire ont été délivrés dans des communes qui
avoisinent l'aéroport, là où il n¹y avait que des champs. Chez les pilotes qui
ont vu cette évolution, les anciens, on appelait cela un « trésor ». Ils ont
assisté incrédules à sa dilapidation, voyant pousser dans le Brabant flamand des
lotissements de jolies villas sous telle ou telle trajectoire dont l'usage était
destiné à s'intensifier. Avec l'accroissement de l'activité aéroportuaire,
l'habitabilité se réduit et se réduira encore.
La décision absurde d'accueillir de vols de nuit, prise au milieu des années 80,
a précipité le processus de manière affolante. L'ancien Ministre de la
Mobilité, Bert Anciaux, avait établi une équivalence éclairante. Un vol de nuit
vaut autant, en charge de nuisance, que 10 vols de jours. Dans ce raisonnement,
50 avions de nuit pèsent autant que 500 avions de jours. Le plafond fixé à
25.000 vols de nuit par an équivaut dès lors à 250.000 vols de jours, soit à peu
près autant que le volume d¹activité diurne actuel.
Mais pour un emploi de nuit, on compte près de 15 emplois de jour générés de
façon directe ou indirecte par les activités de l¹aéroport de Zaventem.
Une décision unilatérale
Malgré ce constat, l'occasion de réduire les vols de nuit donnée par le départ
programmé de DHL n'a pas été saisie par le gouvernement flamand.
N'est-ce pas désolant ? Sans aucune considération pour la santé de dizaines de
milliers de gens flamands, francophones et « internationaux » (à Kraainem, ils
rassemblent 20% de la population) - la Région flamande a tranché en faveur d¹une
logique économique qui perd le contact avec la réalité citoyenne. Et, ne nous y
trompons pas, elle l'a fait seule. Si les partis politiques francophones
hésitent parfois à critiquer ouvertement la décision flamande, ce n'est que par
peur d'être accusés de vouloir réduire la capacité d'initiative de la Flandre,
sa sacro-sainte autonomie. C'est en définitive par crainte du Vlaamse Belang et
des nationalistes de moindre acabit qui sauteraient sur l'occasion de hurler :
Plus de Flandre Beaucoup trop de citoyens souffriront de cette incapacité
à mieux défendre la démocratie. Pour autant, affirmer que la Région bruxelloise
veut le maintien des vols de nuit pour répondre à ses intérêts serait un
mensonge absurde.
Jamais les bruxellois n'ont voulu que se développe un secteur économique qui
dévaste la santé des habitants du noordrand. Ils n'y ont pas intérêt et c'est
leur prêter une intention qui n'existe pas. A Zaventem, l'aéroport de nuit est
bien flamand.
Les fautes du SPA-Spirit
Il faudra bientôt faire le bilan de la gestion de l'aéroport de
Bruxelles-National à Zaventem par le SPA-Spirit. Et même très bientôt, si le
gouvernement fédéral qui ne cesse de trébucher vient à tomber. Il apparaîtra
évident aux partis politiques francophones que les actes posés par le SPA-Spirit
ont été conditionnés par une stratégie de conquête au profit exclusif de la
Flandre. On peut regretter, profondément, que la Mobilité ait pu servir d¹arme
communautaire et non pas d'outil d¹intégration dynamique pour une gestion la
plus harmonieuse possible des différentes composantes régionales de l'Etat. Le
rejet de la proposition de règlement pacifique présentée par la Région
bruxelloise a confirmé le rôle destructif et antagonique du SPA et de Spirit
dans ce dossier. Chacun aura pu constater que la réconciliation entre Régions,
voulue par le CD&V et le VLD, a été empêchée par le veto de Franck Vandenbroucke
et de Bert Anciaux. Et il n'entrait pas dans le rôle fédérateur de l'actuel
Ministre de la Mobilité de rejeter d'emblée, d'autorité, une option définie en
commun par tous les autres partenaires présents au gouvernement fédéral et dans
les deux gouvernements régionaux. Désormais, à moins d'endosser à plaisir le
risque de se couvrir de ridicule, la classe politique francophone n'a plus
aucune raison d'accepter qu'un ministre socialiste flamand puisse succéder à
Renaat Landuyt dans ses fonctions actuelles.
Le 23 mars 2005