Visie filosoof Haarscher: mensen die vroeger geen vliegtuigen hadden moeten er nu ook geen hebben en wie er had mag er niet meer hebben. Precies wat de Noordrand ook zegt en wat Vlaamse regering hen beloofde
Mille Decibel 19.5.2006
Interview exclusive de Guy Haarscher
Le Professeur Guy Haarsher est un spécialiste de la philosophie du droit de
renommée internationale. Il est aussi un des intellectuels belges les plus
écoutés dans les débats politiques qui touchent aux Droits de l’homme et à
l’éthique en général. Pour la seconde fois, il a accordé une interview à la
revue Mille Décibels. Sa réflexion au sujet du dossier des nuisances aériennes
de l’aéroport situé à Zaventem lui fait porter un jugement sévère sur les
motivations nationalistes qui habitent certains politiques du nord du pays. Mais
aussi à l’encontre des responsables politiques francophones qui restent à côté
ou en deçà de leurs responsabilités morales. Pour Guy Haarscher, l’apparition
d’une souffrance « politique » autour de l’aéroport, une souffrance
instrumentalisée à des fins de communautarisme, est un fait lourd de
signification. Le caractère social du principe de dispersion ne lui apparaît pas
dès lors que le droit au standstill ne s’y trouve pas intégré. Désapprouvant le
projet d’une loi de procédure qui retire à certains citoyens le droit de se
défendre, à fortiori dans un tel contexte, il s’attend à ce qu’un processus de
cristallisation fasse évoluer encore ce débat vers une prise de conscience de
ses enjeux profonds pour l’ensemble du pays. Sans douter que son issue sera
révélatrice de ce que sera demain la Belgique.
Interview du Professeur Guy Haarscher
Philosophe, spécialiste de la Philospohie du Droit à l'ULB
Lorsque l’on demande à des députés, des ministres, des présidents de différents partis quand, dans l’histoire de la Belgique, autant de gens ont eu à autant souffrir en raison d’une situation que seul un rapport de force politique sur le plan communautaire a pu rendre possible, ils répondent invariablement : jamais. Est-ce selon vous significatif d’une évolution de l’expression nationaliste dans notre pays?
Oui, et c’est un nationalisme qui me paraît inquiétant. En soi le nationalisme peut être positif. Depuis le début du 18ème siècle, il a pu servir à des fins démocratiques en créant des sentiments d’unité et de solidarité. Mais le nationalisme peut aussi susciter des démarches qui sont extrêmement peu libérales et peu ouvertes. Dans la mesure où l’on voit que des juridictions francophones ou flamandes prennent des décisions contradictoires, l’on comprend immédiatement que l’élément nationaliste est présent. Au fur et à mesure que je lis les journaux, je deviens convaincu de cela et je trouve que c’est terrible de devoir le constater.
Le principe de dispersion des nuisances est présenté comme social et équilibré par le Ministre Landuyt. Pourtant, il est évident que deux personnes qui subissent exactement la même charge de bruit ne subiront pas une souffrance égale pour autant. Ils ne réagiront pas de la même manière selon qu’ils ont choisi ou non d’habiter dans une zone fortement exposée au bruit. Autant pour des critères subjectifs, en fonction de leur sensibilité personnelle aux agressions sonores, que pour des critères objectifs qui ont trait à la perte ou au gain de valeur de leur bien immobilier. Un bruit qui vous rappelle que vous avez été spolié de 100.000 euros ne sonne pas à vos oreilles de la même manière que s’il est synonyme d’une amélioration inespérée de votre cadre de vie. Pour que la répartition égale des nuisances soit équitable, il faudrait que toutes choses soient aussi égales par ailleurs, donc une solution beaucoup moins simpliste. Comment garantir un véritable équilibre dans la gestion des nuisances sonores, selon vous ?
Mon frère habite à Haren. Quand il est venu habiter là, il savait qu’il y avait du bruit. Pour les habitants de ces communes à l’est de Bruxelles qui sont nouvellement touchées par des nuisances, les choses sont différentes. Il y a une exigence à mes yeux importante de respecter : ce qu’on appelle leurs « anticipations légitimes ». C’est une notion qui en droit est tout de même déterminante et qui fait appel à celle de standstill, laquelle apporte une base objectivable. Les arguments de Renaat Landuyt qui parle de répartition des nuisances pour rendre possible l’existence de l’aéroport ne sont au départ pas de mauvais arguments pour autant que l’idée de partage intègre d’une façon ou d’une autre la notion d’anticipations légitimes. Tout comme pour le nucléaire, les aéroports suscitent un certain nombre d’externalités qu’il faut gérer et assumer. Mais tout cela me parait conditionné par des motivations d’ordre nationaliste. Ce qui est terrible, c’est ça. Il y a un débat, qu’il faut affronter, sur la nécessité économique d’un aéroport. Mais ce débat est pollué du fait que des rapports de force politiques influencent la quantité de nuisances qui sont imposées à telle ou telle région où zone peuplée de néerlandophones ou de francophones.
La thèse contenue dans le principe de dispersion consiste à dire que l’étalement des nuisances permet de les rendre supportables pour tout le monde. Or, surtout quand il s’agit de vols de nuit qui empêchent les gens de dormir, on ne peut plus parler de répartir de l’inconfort mais bien de la souffrance. Même si cette souffrance est imposée de façon épisodique, elle représente pour beaucoup de gens un effort qu’ils ne sont pas capables de produire sans dommage pour leur santé. Quelle est votre opinion au sujet du principe de dispersion tel qu’il est appliqué actuellement ?
Il faut donner le choix aux individus, quelles que soient les situations antérieures des uns ou des autres. A un moment donné, il faut leur demander s’ils veulent rester où ils habitent, en leur offrant des éléments pécuniaires pour cela. Ou leur donner les moyens de partir librement, c'est-à-dire sans devoir subir de dommages.
Que pensez-vous de l’idée d’empêcher par une loi de procédure tout recours contre l’actuelle politique de dispersion des nuisances sonores de l’aéroport à Zaventem ? Sachant que cette loi pourrait d’ailleurs fort bien être rétroactive par rapport à des choses jugées, puisque la Cour d’Appel a condamné l’usage abusif et illicite de la piste 02 ?
Je réagis négativement par rapport à l’idée d’une loi qui vise à étouffer toute possibilité de réaction. Et la rétroactivité est par excellence choquante. La base de l’Etat de droit est la non rétroactivité. C’est l’idée que l’on ne peut pas vous faire porter la responsabilité de choses que vous n’auriez pas pu anticiper.
On constate que le Ministre Landuyt déploie des efforts importants pour imposer une situation la plus difficile possible dans certains quartiers de Bruxelles et de l’oostrand. C’est tout à fait manifeste en ce qui concerne notamment les riverains de la piste 02. Renaat Landuyt y est parvenu, malgré la condamnation de la Cour d’Appel, en affirmant que les normes de vent historiques qui ont déterminé l’utilisation de cette piste jusqu’en 2002 ne seraient soudain plus applicables … alors qu’elles ont toujours été approuvées dans le passé par Belgocontrol et éprouvées avec satisfaction pendant des années. Nous pouvons sans doute mieux comprendre cet illogisme flagrant si nous savons que le développement futur de l’aéroport se heurtera un jour à la nécessité d’utiliser une autre piste en sus ou à la place de cette piste 02. Il s’agit de la piste 07 qui occasionnerait des atterrissages à très basse altitude au-dessus de quartiers bruxellois très peuplés (ndlr : surtout en 07R, moins en 07L). La BIAC et VOKA ont fait valoir cette exigence indispensable pour accroître la capacité aéroportuaire et rendre possibles les ambitions du plan START. Il s’agit également d’une exigence de groupes d’action du noordrand pour encore plus de dispersion à leur avantage. Dès lors, la souffrance des milliers personnes qui vivent sous cette piste 02 apparaît comme une monnaie d’échange dans les futures tractations communautaires de 2007. Le fait est que si cette population ne souffre pas assez, elle vaudra moins comme otage. Le but évident est de l’amener à supplier pour le paiement de sa rançon, c’est à dire une répartition entre piste 02 et 07 de ces très lourdes nuisances. Que pensez-vous des responsables de partis politiques francophones qui restent cois, et surtout laissent faire, devant cette situation ?
Je n’arrive pas à comprendre comment il est possible que ce type de souffrance sociale ne parvienne pas à se transformer en un vrai mouvement politique. Ce phénomène tient d’ailleurs toujours du mystère. Comme pour la mort de Joe. Pourquoi un fait divers devient-il quelque chose qui, à un certain moment, interpelle l’opinion publique et les politiques ? Cette souffrance que vous évoquez et qui parait assez inédite dans son ampleur suscite bien entendu un certain nombre de débats, mais pas la réaction que l’on attend des présidents des partis francophones. Alors que lorsqu’il y a de nouvelles revendications communautaires de la Flandre, bien moins importantes, ils montent au créneau … ou donnent l’impression qu’ils montent au créneau.
Vous pensez qu’il y a un double langage ?
Oh oui. Je le vois et je suis vraiment très sensible à cela. Ce débat qui est lié aux grandes discussions sur le fédéralisme, sur l’avenir de Bruxelles, sur la question non pas des nuisances mais des souffrances qu’elles occasionnent, n’est pas assumé comme il devrait l’être par les politiques. Parler en termes de « nuisances » peut avoir l’effet de banaliser les souffrances. Tenter de faire de cette souffrance une donnée négociable, en la faisant passer pour une simple externalité, est quand même un problème tout à fait remarquable. On assiste parfois à des cristallisations du débat politique, qui deviennent alors nationales, pour des problèmes bien moins importants. Sans doute, ici, cela n’a pas encore cristallisé.
Vous voyez se profiler un point de rupture à terme ?
Oui, il me semble que si la fédéralisation du pays se radicalise, avec le problème de la frontière linguistique, celui du statut de Bruxelles qui s’ajoute à celui de l’aéroport et de la distribution non pas des nuisances mais des souffrances qui existent, je crois que l’on arrive au cœur d’un problème tout à fait fondamental. Faire souffrir des gens pour des raisons de politiques communautaires est inacceptable.
Dans le dossier des nuisances aériennes, la volonté d’affirmation nationaliste de certains leaders flamands se mêle significativement à des motivations économiques. M. Johan Vande Lanotte ne cache pas que le but du principe de dispersion est d’étaler les nuisances afin de permettre un accroissement extensif de l’activité aéroportuaire. La solidarité invoquée vise donc à la fois l’enrichissement global de la Région flamande et la préservation de sa population contre une exposition aux nuisances sonores qui deviendrait excessive. Elle passe par une collectivisation forcée de l’habitabilité et sa redistribution au profit des groupes de populations les mieux soutenus par les mouvements nationalistes en Flandre. On peut certainement parler en terme d’enrichissement puisqu’il est possible de considérer l’habitabilité comme une ressource, et le droit de polluer comme une ressource négative, une ressource en creux. Au fond l’exigence flamande est de dire : laissez nous utiliser votre espace aérien pour développer notre aéroport, nous savons mieux que vous comment faire pour créer de la richesse et vous pourrez en profiter indirectement. Contre toute vraisemblance car les plans START et Airport Village (des centaines de milliers de m2 de bureaux et un centre de congrès à Zaventem) vont durement concurrencer l’économie bruxelloise. Ce qui est présenté comme relevant de l’éthique et de l’intérêt général n’apparaît-il pas plutôt comme l’expression d’une volonté de dominer ?
En France, sans le contexte nationaliste, il y a déjà des « airport villages », comme à Charles de Gaule où se déroulent beaucoup de colloques. Mais tout le monde rouspète parce qu’on s’ennuie à Charles de Gaule. Les gens préfèrent se trouver à Paris. Le développement de l’aéroport a peut-être un intérêt sur le plan général mais, en même temps, cela n’est pas évident. Avec le plan START, s’il s’agit de passer du simple au double en matières de nuisances, le problème va encore s’aggraver. Je trouve que c’est une question politique essentielle. On peut penser que ce sera un sujet très important lors des discussions sur l’avenir du fédéralisme, en fonction de l’évolution des exigences flamandes. Il est possible que tous les éléments et conditions soient en train de se rassembler pour qu’une cristallisation du débat ait lieu prochainement. Je pense que votre travail est un élément important pour le moment où ces problèmes vont arriver au premier plan du débat politique national. Et ce n’est pas une question simple car les revendications contre la dispersion des vols existent aussi en Flandre. Inversement, du côté francophone, il y a aussi un certain nombre de calculs extérieurs à la problématique.
L’insécurité juridique déplaît beaucoup aux entreprises installées autour de l’aéroport. Cela ne porte-t-il pas à penser que, à un moment donné, trop de nationalisme nuit à la nation ?
Evidemment. Tout le monde sait très bien que les capitaux internationaux votent « social-démocrate ». C’est une phrase de Georges Soros. Les investisseurs veulent de la stabilité pour assurer leurs investissements. Ils ne veulent pas d’une situation de limitation des possibilités de l’aéroport. Mais ils ne veulent pas non plus d’une situation où on braque tellement la population que cela conduit à du désordre sous la forme de contestations judiciaires. La stratégie flamande consiste à sans cesse remettre en cause le système fédéral belge. Dès lors, le débat constitutionnel devient omniprésent et je suis persuadé que cela peut avoir des effets sur l’investissement. Avec un effet d’arroseur arrosé sur l’irrédentisme flamand.
Quel message adresseriez-vous alors à la population concernée et qui est en situation de souffrance à cause du fait de la politique de dispersion du gouvernement ?
Ils ont d’abord un pouvoir lié à la liberté de s’exprimer par le vote. Ils ont également une liberté de conviction qui consiste à aborder l’aspect moral. Autour de l’aéroport, il y a là des gens qui sont passés par pertes et profits d’une problématique qu’on appelle d’intérêt général. Mais s’agit-il d’intérêt général quand on parle d’un développement excessif de l’aéroport dans une zone densément peuplée ? La distribution équitable des souffrances que cela occasionne n’est pas abordée par des discussions citoyennes raisonnables, parce qu’elles sont court-circuitées par une dimension de politique nationaliste. J’y vois un problème beaucoup plus important que beaucoup d’autres questions qui tiennent l’affiche et influencent en définitive le résultat des élections. En Belgique, au cœur de l’Europe, nous avons ce problème de radicalisation du nationalisme. Il me semble que les questions sur l’avenir de Bruxelles sont centralement posées à propos d’un aéroport situé en Flandre, qui génère des emplois essentiellement au nord du pays, avec une stratégie de développement qui n’est pas nécessairement d’intérêt général mais plutôt de consolidation d’intérêts nationalistes. Je pense que nous sommes en présence d’une problématique fondamentale avec en jeu des souffrances réelles et déjà présentes. Il ne s’agit pas de souffrances potentielles. Je suis étonné que cela n’ait pas encore vraiment « cristallisé ». Mais il y a des moments où l’expression de la dimension morale finit se faire entendre, notamment par les médias. Si la dimension morale reste non exprimée vis-à-vis de l’opinion publique, cela ne conduit nulle part. Les politiques diront gentiment que, oui, il y a des problèmes moraux, comme ils le font avec les universitaires en multipliant les marques apparentes de respect. Ils disent : « Monsieur le Professeur, comme vous avez raison … », mais l’ « intendance » ne suit pas. Par exemple, avec mon collègue Philippe Van Parijs (ULB et UCL conjointement donc), nous avons tenté de faire passer un projet de cours de philosophie à la fin du secondaire. Nous avons été félicités (presque) de toutes parts, mais rien n’a été réalisé. Le jour où les parents se révolteront (pacifiquement) et diront « nous voulons un enseignement de philosophie pour nos enfants », il se passera peut-être quelque chose. Mais en attendant … En résumé, si vous n’avez que l’élément moral à faire valoir mais que vous ne touchez pas les politiques, les choses ne bougent pas. Et si vous n’agissez que sur l’élément politique, cela risque de devenir « de la politique » au sens instrumentalisé du terme. Cette tension morale/politique nous traverse tous : je ne tiens pas ici un discours contre les responsables politiques, tout au contraire je fais appel à eux.
Au total, vous faites donc une condamnation morale de l’attitude des responsables politiques de la situation, aussi bien ceux qui ont choisi d’imposer de la souffrance pour des motifs nationalistes que ceux qui y ont collaboré de façon active ou passive …
Oui, je condamne l’exploitation nationaliste qui est faite de ce dossier. Et j’exprime ma déception par rapport à la réaction. La réponse ne peut se trouver que dans une prise de conscience morale devant une souffrance non pas individuelle ou fortuite mais « politique » au sens élevé du terme. Il y a des choses beaucoup plus triviales qui deviennent parfois des problèmes politiques fondamentaux. Quant au sujet des nuisances aériennes, une question importante est de savoir quand le problème va accéder à ce statut. Il faut une double mobilisation. D’une part une réaction politique, mais pas seulement, sinon la réaction sera de dire que Bruxelles défend des intérêts égoïstes. D’autre part une réaction morale, mais pas isolément de l’action politique. Les deux aspects doivent aller de pair. La seule réflexion morale ne suffit malheureusement pas. Ne soyons pas naïfs, ce n’est pas une force suffisante. Comme le disait Kant, quand il parlait du « bois tordu de l’humanité », les hommes ne sont pas des anges. Le philosophe Habermas montre très bien cette nécessaire liaison entre le rapport de force politique et la pensée morale. Sans instrumentalisation politique pour appuyer l’élément moral, rien n’aboutit. Et c’est l’action informée du public qui peut permettre d’arriver à un résultat positif.
Interview réalisée par Gauthier van Outryve
le 3 mai 2006.
Texte relu et approuvé par le Professeur Guy Haarscher